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Un regard soufi sur la vie d'une sainte chrétienne : Thérèse de Lisieux, l'éternelle amoureuse du Vivant.

 

          Comme beaucoup d’occidentaux en mal de spiritualité, nous avons visité l’Orient et l’Afrique, écouté les enseignements du Bouddha, lu les sublimes enseignements de Lao-Tseu et de Maître Dogen, nous nous sommes recueillis devant les tombeaux du grand Ramana Maharshi et du Pôle vénéré, le Cheikh Mustapha Al-Alawî. Frustrés par la dogmatique de l’Église, sa sècheresse spirituelle, nous oubliâmes parfois qu’il exista en son sein des êtres d’exception au destin singulier. L’institution ecclésiaste recouvre les visages naguère vivant du marbre froid des honneurs officiels. Mais il demeure des parcours de feu, des destins spirituels étonnants : sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face est l’un d’eux. Telle une étoile filante, elle traversa la fin du XIXème siècle laissant derrière elle, en guise de traîne de lumière, un parfum spirituel, un livre[1] et son habit de carmélite imbibé du sang sacrificiel versé à l’orée des grands holocaustes que furent les deux guerres mondiales.

 

          Loin des caricatures dans lesquelles on confine les « bonnes sœurs », et par-delà son beau visage lunaire, on découvre ce que Gérard de Nerval aurait appelé une fille de feu : un tempérament de l’extrême, une volonté farouche, une âme en quête d’absolu sans compromission. Une relation passionnément amoureuse l'unit tout au long de sa brève existence au Vivant, où la souffrance parfois terrible et les affres de la mort ne furent pour elle que des parures pour l’au-delà ; où la neige tombée le jour de sa prise d'habit tel un manteau d’hermine, fut la preuve d’amour tant désirée de son Bien-Aimé. Elle qui ne voulut connaître aucun homme, jugé si en-deçà des promesses de l’Amour – et quelle femme ou amante lui donnera tort ? Elle qui porta sur ses frêles épaules le poids sidérant du doute et la noire solitude de l’âme, et qui offrit cela à beaucoup, aplanissant ainsi leur chemin. Sans même le savoir, certains d’entre nous ont une dette spirituelle envers cette jeune fille. Elle ne nous demande rien, mais nous laisse pensifs face à cet océan de générosité, perplexes en contemplant l’immensité de ce cœur aimant.

 

          Au tribunal des psychiatres, elle serait jugée folle ; morte et enterrée pour ceux qui ne voient que par leurs yeux de chair — mais comment en serait-il ainsi ? Elle qui ne fut jamais de ce monde, et qui, parmi nous, échappait déjà à la gravité terrestre. Elle qui jeta du haut de ses vingt-quatre ans à la face d'une société assombrie par l’égoïsme : « Oui, je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre, (…) je ne veux pas me reposer tant qu'il y aura des âmes à sauver[2]. » Elle est vivante et aidante. Que l’on soit bouddhiste, hindouiste, soufi, nous reconnaissons en elle l’âme d’un être spirituel d’exception.  Un exemple et une inspiration permanents de par son audace tranchée – dès sa jeunesse, elle affirma sa volonté d’être une sainte – de par l’extinction de son moi dans une humilité si profonde qu’elle n’entra jamais au Chapitre du Carmel. Aux yeux médusés des hommes qui n’aspirent qu’à affirmer leur existence haut et fort, elle demeure l’éternelle novice, une presque rien. Elle qui, devant les escaliers lourds et encombrés de la religion et du salut, choisit de prendre l’ascenseur déserté de l’effacement : là où il est inscrit : « Je ne suis rien, Il est Tout. »

 

          Ainsi se dresse devant nous le portrait d’une femme d’excellence : elle nous donne à voir l’exigence d’un tel chemin, la radicalité de l’Amour, la puissance de l’engagement que la religiosité moderne aseptise[3] ou travestit en intégrisme. Sa vocation fut l’Amour. Uniquement. Elle ne voulut rien en échange. L’Amour seul. La science de l’Amour pour qui elle donna toutes ses richesses. Il fut son seul bien et sa seule espérance. Elle nous dévoila deux grands secrets du Ciel pour gravir la montagne de l’Amour : la reconnaissance et l’abandon. Ces mots résonnent dans le cœur des soufis. La reconnaissance (Shukr) et l’abandon (tawakkul) sont les composantes essentielles de la voie des maîtres du soufisme (tasawwuf) dont l'un des livres les plus importants s’intitule : « De l’abandon de la volonté propre[4] ». Et l'on connaît l'affirmation du grand Abu Bistâmî : « Je veux ne pas vouloir ». Sainte Thérèse nous le certifie : « Ma voie est sûre et je ne me suis pas trompée. ». Effectivement, elle appartient bien, de par sa vie et son témoignage, à cette confrérie universelle de l’Amour. Et à nos contemporains qui ambitionnent de vivre l’instant présent, elle en donne la véritable mesure par son célèbre : « Tout est Grâce. »

 

          Destin tragique pour certains, elle meurt à vingt-quatre ans d’une tuberculose mal soignée ; amoureuse du Vivant pour d’autres, qu’elle partit rejoindre dans une gloire auréolée de lumière en véritable reine du Ciel. Ignorée, voire méprisée durant son existence, à peine franchies les portes de la mort, elle fut élevée aux plus hautes dignités de l’Église qui sut reconnaître en elle une des dernières grandes âmes d'Occident. Quant à elle, fidèle à la voie des humbles, elle ne cessa de se considérer comme une petite âme, accomplissant devant nos yeux fascinés par les promesses illusoires du développement personnel, la claire vérité évangélique : « Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers ».

En ce sens, elle fut pleinement chrétienne, revenant aux sources mêmes du christianisme de par son chemin d’amour et d’épines. Mais c’est par sa démesure toute christique, ses choix contre l'habituel de la nature humaine, déraisonnable et incompréhensible pour les âmes tièdes, qu’elle incarne si parfaitement la lumière du Verbe.

C’est en pure chrétienne qu'elle délivre un message universel, si loin des préoccupations du monde. Sa vie nous rappelle au mystère de l’Amour et nous invite à relever la tête, à ne pas nous laisser happer par la lourdeur du globe terrestre.

Alors que beaucoup d’entre nous, s’accrochent à cette terre comme des naufragés jusqu’à leurs derniers instants, elle partit confiante, libre de tout attachement. Un doux sourire éclaire son visage mortuaire — dernier témoignage de son amour pour nous et de l’amour de Dieu pour elle. Thérèse qui, je la cite de mémoire, affirma : « Si l’on veut me juger au Ciel, je me jetterais dans les bras de Jésus ». En parlant de Sayyidina ’Isâ (Jésus), elle nous rappelle une autre vérité toujours actuelle, dans une double affirmation aux nuances subtiles : « Jésus ne rencontre que des indifférents et des ingrats parmi les disciples du monde et parmi ses disciples à lui ; il trouve, hélas, peu de cœurs qui se livrent à lui sans réserve, qui comprennent toute la tendresse de son Amour infini ». Elle ne fut en aucun cas une de ceux-là… comme elle en témoigna : « Jésus me transforma de telle sorte que je ne me reconnaissais plus moi-même. Sans ce changement j'aurais dû rester encore bien des années dans le monde. »

 

Je ne peux décrire en quelques mots toutes les perspectives d’un destin aussi extraordinaire dissimulé dans tant de simplicité. Mais comment passer sous silence l'importance et la place de son enseignement spirituel. Comme l’a dit le Prophète Mohammed concernant l’Islam : « A chaque fin/début de siècle viendra un rénovateur de la religion », une personne permettant la continuation en lien avec l’origine de la révélation tout en l’adaptant aux possibilités de son époque. Pour ma part, je considère que tel est le rôle de sainte Thérèse vis-à-vis du XXème siècle et de l’Eglise catholique. Elle en était consciente, disant à propos de son enseignement qu’il y avait tout ce qui était nécessaire. C’est un fait et un conseil que bien des personnes devraient méditer. En suivant la petite voie prônée par Thérèse, ils arriveraient beaucoup plus sûrement et rapidement à un véritable gain spirituel, que par des pratiques exotiques qui n’ont bien souvent d’autre gain que pour leur représentant.

 

Concernant sainte Thérèse, distinguons deux choses : l’une est son enseignement sur la voie de l’amour qui s’adresse à toutes les âmes qu'elles soient catholiques ou non (et dans la pseudo-spiritualité qui se développe en Occident, la souffrance de Thérèse n’est plus spirituellement correcte), l'autre est son rapport à la souffrance qui, dans son cas, s’apparente au martyre. Cela la concerne spécifiquement et ne peut être un choix personnel mais une prédestination. Rien à voir avec les nouveaux adeptes du martyre religieux qui se nourrissent de l’ombre et de la violence faite à soi- même et aux autres plus que de Lumière. Ils ne peuvent s’inspirer de sainte Thérèse dont l’oubli de soi dans l'amour du Vivant est la vertu cardinale. Là encore, elle s’inscrit dans une perspective spirituelle transculturelle, telle qu’en témoigne cette formule de Dogen-senji : « Étudier le bouddhisme, c’est nous étudier nous-mêmes. Nous étudier, c’est nous oublier.[5] »

Par des images simples comme sa célèbre salade au vinaigre (une allusion à sa préférence pour le sucré — les gentillesses — et ce qu’elle a pu éprouver dans l’acidité des remontrances), elle nous enseigne les vérités les plus grandes du chemin spirituel. A la suite de Maître Eckhart, elle nous invite à regarder le détachement de l'ego comme essentiel : face aux novices qui ne cessent de lui montrer ses défauts[6] , elle en tire plus qu'un plaisir : « C'est un festin délicieux qui comble mon âme de joie. Je ne peux m'expliquer comment une chose qui déplaît tant à la nature peut causer un si grand bonheur. Si je ne l'avais expérimenté je ne pourrais le croire...[7] ». Et comment ne pas entendre la voix du maître soufi Ibn ‘Atâ' Allâh dans l’une de ses célèbres sagesses : « Si tu hésites entre deux choses, choisis la plus déplaisante à ton âme et suis-la ; en effet, ne lui déplaît que ce qui est juste[8] ». Ainsi sans fard, elle nous rappelle les étapes qui nous conduisent de la lumière naturelle de l'âme vers la lumière de l'ange puis vers la lumière divine[9]. Que le chemin spirituel ne soit pas une technique mais un état d’esprit, une discipline et un ajustement du rapport entre l'âme et l'esprit à l'aune de la vision christique : « Unum est necessarium[10]». L'effort spirituel est donc au cœur du chemin spirituel de Thérèse ; là encore, elle est un exemple pour nous, de par la rigueur appliquée à soi, de par la miséricorde, pardon et amour accordés aux autres. Elle avait prophétisé qu'elle mourrait les armes spirituelles à la main. Il en sera ainsi : en grande guerrière qu'elle fut, elle combattit jusqu'à ses derniers instants. Et montra aux yeux incrédules du monde matérialiste naissant du XXème siècle la suprématie de l'Esprit. Ainsi, sa petite voie/voix résonne à jamais dans la mémoire spirituelle de l’humanité comme course de géant... à l’échelle de son ivresse d’amour que seul le divin combla. Quelques cent vingt ans après, au crépuscule du Kali-Yuga, on retiendra de cette trajectoire tout entière dirigée vers l'Ultime et pour ce monde en crise et ses âmes à la dérive, une fleur d'espérance que sainte Thérèse offre à tous : « Vivre d'Amour, c'est bannir toute crainte. »

 

 

Philippe Yâ-sîn DEMAISON Lisieux Mai 2014

 

 

[1] Thérèse de Lisieux, Histoire d'une âme, Paris, Cerf et Desclée de Brouwer, 1972 et 1975.

 

[2]  Thérèse de Lisieux, Œuvres Complètes, Paris, Cerf, 1992.

[3] Le pape François n’a-t-il pas affirmé récemment : « Ne diluez pas la foi, sinon l’Eglise devient une ONG. »

[4] Ibn Atâ Illâh Al-Iskandarî, De l'Abandon de la Volonté Propre, Paris, Alif, 1997.

[5] Shunryu Suzuki, Esprit Zen Esprit Neuf, Paris, Seuil, 1977.

[6]  De ces humiliations éprouvantes que fuient nos âmes si avides, en revanche, de remerciement au moindre effort.

[7] Thérèse de Lisieux, Œuvres Complètes, Paris, Cerf, 1992.

[8] Ibn'Atâ-Allâh Al-Iskandarî, Hikam Paroles de Sagesse, Milan, Archè Milano, 1999.

[9] Cf. Maître Eckhart, Sermons (Es was âbent des tages ), Paris, Seuil, 1978.

[10] Evangile de Saint Luc 10. 38-42, l’indispensable unité.

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